Le 30 janvier 2020, l’ERIQA a organisé son premier atelier méthodologique qui avait pour thème « Les entrevues dans la recherche sur l’immigration ». Cette séance, qui a eu lieu à l’UQAM, avait pour objectif de réfléchir aux enjeux auxquels la chercheuse ou le chercheur font face lorsqu’ils réalisent des entrevues pour étudier les phénomènes migratoires. Comment les chercheurs peuvent-ils réaliser des entrevues auprès des personnes immigrantes de manière à prioriser leur sécurité, leur autonomie, et leur expérience ? Quels sont les enjeux méthodologiques, épistémologiques, éthiques ou politiques qui se posent lorsqu’un ou une chercheur-e travaillant sur l’immigration réalise une enquête par entretiens, en particulier auprès de personnes immigrantes et/ou racisées ? L’atelier a été construit autour d’un retour d’expériences et d’échanges sur ces différents enjeux, grâce aux interventions de :
Paul Eid, professeur au Département de sociologie à l’Université du Québec à Montréal
Mireille Paquet, professeure au Département de science politique à l’Université Concordia
Saadatou Abdoulkarim, étudiante au doctorat en sociologie à l’Université du Québec à Montréal
Anna Goudet, candidate au doctorat en études urbaines au Centre Urbanisation Culture et Société de l’Institut national de recherche scientifique (INRS-UCS)
Dans ce compte-rendu synthétique, nous revenons sur les points saillants de l’atelier et les discussions qui l’ont composé.
Anna Goudet : « Il y a une responsabilité du chercheur avant, pendant et après l’entrevue. »
Anna Goudet, qui réalise une thèse de doctorat à l’INRS, est revenue sur différents projets de recherche auxquels elle a participé et qui ont reposé sur des entretiens – notamment sa recherche de doctorat qui s’intéresse aux parcours migratoires et d’établissement dans les espaces urbains.
Dans ce cadre, elle a d’abord évoqué la question de la sélection et du recrutement des personnes immigrantes pour les entrevues. Par exemple, dans le cadre d’une recherche, le mode de recrutement avait mené à une grand polarisation de l’échantillon. D’un côté, des personnes avaient été recrutée pour participer aux entretiens, par le biais d’organismes communautaires et sur la base d’une compensation financière – ce qui avait mené à la participation d’un public plutôt précaire. D’un autre côté, le recrutement avait voulu mettre en avant des parcours « réussis » d’immigration – ce qui a d’ailleurs beaucoup teinté ces entrevues, démontrant l’importance des termes utilisés dans les phases initiales d’organisation des entretiens. Ainsi, la responsabilité du chercheur et de la chercheuse est aussi en amont des entretiens de veiller à la diversité des parcours, afin de ne pas tomber dans les dichotomies qui teintent souvent les discours sur l’immigration (entre vulnérabilité et résilience) et qui ont ainsi de grandes chances de se répercuter sur les analyses.
Durant les entretiens, des questions éthiques se posent aussi par rapport à l’image que l’on peut renvoyer. Anna Goudet invite à se rendre compte de sa propre position située : « Parfois, je remarque que le récit des personnes rencontrées semble varier en fonction de ce qu’ils pensent que j’attends d’eux ou de l’image que je renvoie. Pour ma part, je prends le parcours résidentiel comme base de notre entretien pour comprendre leur trajectoire de vie. Cependant, je le fais en tout humilité : si c’est une bonne porte d’entrée pour retracer les parcours pré- et post-migratoire, cela met aussi en avant des points de vue très individuels, évacuant parfois la culture d’origine ou certaines dynamiques familiales. J’en suis très consciente, c’est cela aussi la responsabilité de la chercheuse ». Par la suite des entrevues, Anna Goudet attire également l’attention sur la période après les entrevues et l’importance de la production scientifique, et sa diffusion, comme une forme de réciprocité après le partage des participants de leurs expériences, réalisé souvent dans le but que leur situation soit mieux comprises. Finalement, la chercheuse évoque une autre initiative qui s’intéresse aux perceptions de l’accueil par des nouveaux arrivants, avec la méthode photovoice : les participants, ici des nouveaux arrivants, sont invités à prendre des photographies de leur quartier, des espaces qu’ils fréquentent ou qu’ils évitent, puis d’en discuter en entrevue. Ce mode de recherche permet d’avoir accès à d’autres dimensions ou expériences, qui n’auraient pas été forcément abordées lors d’entrevues classiques. (Pour voir un exemple d’un tel mode de recherche, voir le compte-rendu du Midi de l’immigration et la recherche d’Abelardo Léon).
Paul Eid : « Les étiquettes ont une immense influence sur les entrevues lorsqu’on travaille sur les phénomènes entourant l’immigration. »
Dans son intervention, Paul Eid a fait part de ses expériences d’entrevues dans le cadre de ses recherches qui portent sur l’immigration, les relations ethniques, la construction de l’identité ethno-religieuse chez les jeunes de 2ème génération (en particulier d’origine arabomusulmane), le racisme, la discrimination, le profilage et l’islamophobie. Sur le plan théorique, les travaux de Paul Eid s’inscrivent dans la Critical Race Theory, les études postcoloniales et les Whiteness Studies. Par exemple, il a exploré, au moyen d’entretiens, les significations attribuées au foulard islamique par des adolescentes musulmanes voilées et non voilées à Montréal (Ethnic and Racial Studies, 2015) afin de mettre au jour la polysémie du hijab, particulièrement en contexte occidental.
Paul Eid a décrit comment les étiquettes utilisées pour le recrutement ou durant les entretiens ont une influence déterminante sur les entrevues et les relations nouées avec les personnes rencontrées. Il explique que, par exemple, les concepts de « personnes racisées » ou de « minorités racisées » sont utilisés par les chercheurs mais ne résonnent pas forcément chez les personnes interrogées. En effet, il y a parfois des catégories concurrentes (exemple celle de ‘minorités visibles’ qui est utilisée par l’État). Or, dans l’expérience à laquelle Paul Eid faisait référence, le but de la recherche était de s’intéresser aux minorités racisées – sauf que cette catégorie pouvait ne pas être comprise ou mal acceptée par les personnes que le chercheur souhaitait contacter et rencontrer. Que faire ? Paul Eid insiste sur l’importance de cette catégorie comme moyen analytique mais reconnaît qu’« on ne peut pas forcer ou imposer un cadre d’analyse auprès des participants et participantes ». Cette question des « étiquettes » se posent aussi en amont des entrevues, lors de l’étape de l’annonce du recrutement pour les entretiens. Par exemple, faut-il que la personne immigrante ou racisée s’auto-désigne comme tel ou faut-il que le chercheur juge que le concept utilisé/préféré dans la recherche s’applique de manière socialement crédible à la personne rencontrée ? Tout ceci pose des questions importantes sur les termes utilisés, la question de la perception de la racisation ou même des marqueurs utilisés pour la mettre en avant.
Saadatou Abdoulkarim : « Axés sur le parcours migratoire et le récit de vie, les entrevues permettent aussi aux personnes rencontrées une sorte d’introspection. »
Saadatou Abdoulkarim est étudiante au doctorat en sociologie. Son projet de recherche porte sur les expériences des femmes dans la trajectoire migratoire Sud/Nord, abordée sous l’angle des rapports sociaux de sexe. Sa recherche empirique porte sur le cas des femmes originaires d’Afrique de l’Ouest installées à Montréal. Dans ce cadre, elle est revenue sur certains aspects de son expérience avec cette méthode de recherche. Pour commencer, Saadatou Abdoulkarim a tenu à souligner l’importance des concepts mais aussi les pièges qui peuvent être associés aux catégorisations employées et l’insuffisance de précision par rapport aux réalités décrites (par exemple, qu’est-ce qu’un migrant ? et quelle est la légitimité de cette catégorie ?). De même, sur le concept de « personne racisée », si ce concept parle des rapports de domination – en montrant l’action de la racisation –, il prend peu en compte l’auto-identification des personnes qui subissent la racisation.
Par rapport aux entretiens de recherche en particulier, Saadatou Abdoulkarim a fait part de craintes qui avaient été soulevées par certaines personnes qu’elles souhaitaient rencontrer, en particulier au niveau de la sécurité. Par exemple, le formulaire de consentement (alors que Saadatou Abdoulkarim l’envisageait surtout comme un moyen de protéger les personnes rencontrées) a effrayé certaines personnes, qui ne souhaitaient pas le signer, probablement parce qu’elles n’avaient pas de documents d’immigration en vigueur. Rencontrer des personnes qui ont un parcours très précaire pose des questions importantes pour à la fois être dans le respect de l’éthique formelle, tout en accédant à ces personnes et à leurs informations. D’autre part Saadatou Abdoulkarim souligne, dans le cadre de sa recherche, l’autonomie de participer car il n’y avait a pas de rapport d’autorité. Elle évoque la nécessité d’une relation de confiance pour l’accès au terrain (intermédiaires qui ouvrent l’accès au terrain reposant sur la confiance) et l’esprit de solidarité qui animait certaines participantes envers la chercheuse. Les entrevues peuvent également avoir des effets sur les personnes interrogées elles-mêmes, notamment par rapport à leurs expériences de migration. Saadatou Abdoulkarim explique : « Je me suis rendue compte que les entrevues permettaient aussi aux personnes qui ont participé de faire un point, une sorte d’introspection, car les entretiens étaient axés sur le parcours migratoire et devenaient des récits de vie. C’était aussi une opportunité pour les personnes rencontrées de revenir sur leur parcours de vie, même si parfois il s’agissait d’expériences difficiles…certaines me disaient ‘c’est la première fois que je parle de telle ou telle chose’ et qu’elles souhaitaient faire entendre leur voix. »
Pour conclure, Saadatou Abdoulkarim a voulu insister sur l’éthique de la recherche en ce qui concerne l’importance de diffuser les résultats des recherches, que ce soit avec un retour auprès des personnes rencontrées mais plus largement, pour participer à la prise de conscience par le partage des connaissances dans une démarche d’éducation populaire sur les phénomènes étudiés.
Mireille Paquet : « Il faut faire attention à la fatigue qui peut être créée par des demandes répétées d’entretiens. »
Si elle possède également une expérience conséquente avec les entretiens comme outil de recherche, Mireille Paquet (Professeure à l’Université Concordia) travaille plutôt sur l’immigration et l’État. Dans ce cadre, elle a réalisé des entrevues avec les personnes qui formulent ou appliquent les politiques (par exemple, des élus, des fonctionnaires ou des organismes communautaires). Il s’agit alors aussi de l’étude du pouvoir, car elle rappelle que le contrôle de l’immigration est aussi un des pouvoirs les plus visibles et invisibles de l’État. Dans ses recherches, elle a mené des entrevues semi-dirigées – par exemple – avec des fonctionnaires que ce soit au niveau fédéral canadien mais aussi dans les provinces, ou encore aux États-Unis ou en Australie.
Avant de réaliser ce type de recherche et des entrevues, Mireille Paquet invite à prendre quelques aspects en considération. D’abord, réfléchir à et explorer pourquoi on souhaite parler à ces personnes en particulière : qu’est-ce qu’on cherche à savoir ? pourquoi prendre contact avec ces acteurs ? Par exemple, les entrevues ne sont pas le meilleur moyen d’aller chercher de l’information factuelle qui pourrait être disponible ailleurs pour différentes raisons. En effet, on peut avoir tendance à surévaluer les connaissances des individus ou même de leur capacité auto-réflexive sur leurs pratiques. Un autre problème majeur est à prendre en considération quand on sollicite des personnes pour des entrevues à ce niveau : la fatigue qui peut émerger en raison de nombreuses demandes qui sont effectuées envers les mêmes personnes – en particulier les organismes communautaires qui souffrent souvent d’un manque de moyens et d’un personnel réduit, qui font aussi souvent face à un roulement considérable des personnes ressources. Parfois aussi, ces personnes ont pu avoir des expériences négatives avec des chercheurs – il faut prendre cela aussi en compte et faire preuve de transparence pour encourager la confiance. Pour finir, Mireille Paquet encourage à tenir un journal de terrain pour garder des traces des entretiens mais aussi des sentiments que l’on peut ressentir face aux personnes rencontrées (par exemple, empathie).
L’atelier s’est clôturé par un échange vif et intéressant avec la salle, ce qui a permis à différents chercheurs et chercheuses d’évoquer leurs propres expériences avec les entretiens et les questions auxquelles ils ont été confrontés.
Compte-rendu réalisé par Catherine Xhardez et relu par les intervenant.e.s.